La révolution tunisienne vers
l'état de désordre permanent ou vers le prix Nobel de la Paix ?
Ce vendredi matin 1er avril, les jeunes qui depuis lundi s'agglutinent
sur les marches du théâtre municipal et sur l'esplanade de l'avenue
Bourguiba commencent tôt leur harangue, convertie en prêche en ce jour
saint. Porte-voix (bouq) à la bouche, relayés sur Facebook, ils
amalgament les slogans, hissant des revendications décousues et
brouillonnes d'où émerge le cri de « ministère de l'intérieur
terroriste », référence faite à une interruption musclée d'un
sit-in place du gouvernement. Ils interpellent la foule, incitant les
passants à les rejoindre en une Kasbah 3.
Ce vendredi donc à l'heure de la prière d'El Dhohr, de petits
groupes de provenance mal identifiée, probablement d'extrême-gauche
métissée d'islamistes et peut-être infiltrée de casseurs et de vauriens,
s'ébranlent en un long cortège par les boulevards périphériques à la
Médina vers la place du gouvernement. On peut les suivre en direct sur
Internet via un canal baptisé Kasbah TV ! La
retransmission en live s'interrompt « faute de batterie »,
probablement au moment où à Bad Jedid et Bab Menara un certain nombre de
ces jeunes, se livrant à des jets de pierres sur les voitures et les
vitrines et à l'incendie de pneus et d'étalages, se heurtent à la
réaction des habitant du quartier excédés et à l'intervention des forces
de l'ordre.
Au même moment, de l'autre côté de l'Avenue Bourguiba face à l'hôtel
Africa et à deux pas du ministère de l'intérieur, des barbus en
serouel et calotte blanche entreprennent la prière sous le
regard ahuri des passants, puis amorcent eux aussi un début de
manifestation aux cris de « Allah Akbar », jurant de
se sacrifier corps et âme pour l'Islam et réclamant la réhabilitation du
Hijab et du Nikab.
Et voilà que les hélicoptères se mettent à tournoyer et que les camions
des brigades anti-émeutes grondent sur la chaussée, au milieu du
tintamarre des voitures bloquées et du tintinnabuli du métro alors que,
refluant de la Kasbah, les manifestants se regroupent en cercle de
discussion et de huées : nidham boulissi (État policier).
Voilà l'état de désordre et de confusion quotidien du centre
ville. L'intérieur du pays aussi est très troublé, comme l'attestent
les heurts violents entre des éléments de la population et l'armée
nationale.
Mercredi soir pourtant, sur les trois chaînes nationales dans une
conférence de presse à la Sarko, menée par trois journalistes
plutôt convenables pour leur baptême du feu, notre élégantissime
premier ministre, portant beau malgré ses 85 ans et à la stature
présidentielle - quoi qu'il en dise - promettait la
restauration du prestige de l'État et le retour à l'ordre et à la
sécurité.
Quoi d'étonnant de la part d'un ancien ministre de Bourguiba qui fut aux
commandes de la sûreté nationale et du ministère de l'intérieur aux
heures les plus rudes du complot de 1962, des manifestations contre
l'impérialisme américain et de la répression contre des formations de
gauche, perspectivistes, communistes, et baâthistes. Il fut aussi du
reste président de l'Assemblée nationale entre 1989 et 1991, lorsque
s'abattit sur le mouvement Ennahdha la main de fer du régime Ben Ali.
Notre actuel premier ministre aurait-il gardé les réflexes d'un autre
temps, lui qui ne jugea pas utile d'expliquer les raisons de la
destitution du ministre de l'intérieur Farhat Rajhi, plutôt apprécié de
l'opinion publique, et son remplacement par monsieur Habib Essid, ancien
chef de cabinet du ministre de l'intérieur Abdallah Kallel, accusé
d'avoir collaboré aux pratiques de ce ministère et couvert des élections
frauduleuses, lui qui sera en charge dans son poste actuel des élections
à l'Assemblée constituante ?
Mais monsieur Caïd Essebsi ne se sent pas en devoir de se justifier de
ce choix, jaloux de ses prérogatives et tout à son obsession de rétablir
l'ordre public. En cela toutefois, le chef du gouvernement, bénéficiant
d'un grand capital de confiance auprès de l'opinion publique, du moins
jusqu'ici (52% d'opinions favorables chez les seniors, moitié moins chez
les jeunes), est en phase avec la préoccupation prioritaire des
Tunisiens, avant le chômage et la démocratie, celle de la sécurité.
De fait, trois facteurs d'instabilité contribuent au désordre.
D'abord le mécontentement social longtemps étouffé par un
syndicalisme mou - et parfois, en son leadership, à la botte du
régime -
explose en grèves, sit-in, occupation d'usines et assauts contre les
entreprises. Quand elles sont étrangères, celles-ci se délocalisent,
précipitant au chômage des milliers de salariés, à Menzel Bourguiba,
Menzel Temime, Bou Argoub... Et quand elles sont tunisiennes, surtout en
PME, elles mettent la clé sous la porte, lançant de désespérants SOS au
gouvernement et à l'opinion publique pour qu'un « cessez le
feu », une sorte de pacte de non agression, soit respecté par les
parties jusqu'à la fin de 2011, comme le réclamait vendredi soir sur
Nessma TV le nouveau président de l'UTICA monsieur Ben Sedrine.
Rajoutant à la sinistrose sur la même chaîne, le ministre des finances,
monsieur Jalloul Ayed, chiffrait la chute du taux de croissance de
l'économie tunisienne de 5.2% à moins de 1%, probablement plus proche de
0.5%, pour cette année révolutionnaire. Dès lors, la prévision de
85 000 emplois à créer sur l'année (quand il en faudrait déjà
150 000), se trouve ramenée à la seule possibilité de création de
15 000 emplois (25 000 avec beaucoup d'espoir si la croissance
pouvait monter à 2%). Le ministre rajoute l'assurance de 20 000
emplois supplémentaire dans la fonction publique, lesquels, s'ils ne
grèveront pas le budget de l'État et s'ils n'alourdiront pas notre
endettement, ne produiront évidemment pas de croissance.
Autant dire une vraie catastrophe qu'aggravent encore la fermeture du
marché libyen à nos exportations et le retour des travailleurs de ce
pays, l'un d'entre eux s'étant immolé par le feu vendredi à Sfax. Et
lundi 4 avril, le premier ministre italien annoncera sans doute à Tunis
le retour manu militari, sur des navires de guerre, des
milliers de Harragas de Lampedusa : il faudrait peut être
demander à monsieur Tarak Ben Ammar, associé de monsieur Berlusconi dans
la production de nombreux médias dont Nessma TV (annonce faite par Tarak
Ben Ammar lui-même sur RTCI à la veille du lancement du Nessma TV le 21
mars 2009), d'intervenir auprès de son partenaire pour qu'il ait pour
ces miséreux autant de miséricorde et de pitié qu'il en eût pour la
jeune affriolante marocaine Ruby !
Par ailleurs, si le gouvernement transitoire était plus diligent à
exiger le rapatriement de tout l'argent volé par l'oligarchie mafieuse
désormais en fuite, ces dizaines de milliards de dollars récupérés
seraient une manne pour soutenir notre économie défaillante : la
semaine dernière devant l'ambassade de Suisse, plusieurs centaines de
personnes, rassemblées par l'Association tunisienne de transparence
financière, portaient à cette représentation une pétition d'une dizaine
de milliers de signataires réclamant la récupération de l'argent volé.
Le deuxième facteur de désordre est la lenteur avec laquelle le
gouvernement provisoire prend en chasse les criminels qui, à Kasserine,
Sidi Bouzid, Thala, Rgueb, etc., plongèrent dans le deuil de pauvres
familles sans défense et jusqu'ici souvent dans l'ignorance des
démarches à accomplir pour obtenir justice. Des membres de la commission
d'enquête sur ces crimes et autre abus ont bien fait quelque déplacement
tardif. C'est au pouvoir judiciaire de prendre les choses en main afin
que la transparence soit faite sur ces ignominies et que puisse
s'entreprendre la catharsis d'une vérité et réconciliation. Sinon
« le pays ira à l'abîme », écrit le journaliste
Youssef Seddik, dans ces poches de pauvreté.
Mais le troisième facteur de trouble, le plus médiatisé, est
celui qui touche à la ligne de faille qui sépare les laïques des tenants
d'une confusion de la religion avec le pouvoir temporel de l'État. Sur
ce sujet, le gouvernement évolue sur la corde raide : le nouveau
ministre de l'intérieur vient d'autoriser les Tunisiennes à produire
pour la carte nationale d'identité des photographies d'identités en
hijab, comme les hommes pouvaient le faire sous grande barbe,
mais on ne sait pas encore comment seront reçus à l'étranger des
passeports affligés de ces effigies. À l'inverse de cette évolution, le
ministre des affaires religieuses rappelle avec rigueur que les mosquées
sont des lieux de culte et non de propagande politique et que les
Tunisiens sont appelés à respecter la culture de la différence.
C'est que dans les mosquées en effet, des prêches menaçants contre les
laïques et des tracts incitent à la dénonciation, voire à la violence
contre les dits mécréants.
Pourtant, le premier ministre, inaugurant une rencontre internationale
sur la transition démocratique, avait bien marqué la ligne rouge
infranchissable de l'article Un de la Constitution et du Code du statut
personnel. Le mouvement Ennahda lui-même, par la voix de ses leaders,
Rached El Ghannouchi et Hammadi Jbali (très plaisant et enjoué sur la
chaîne nationale vendredi soir, lui jusqu'ici d'un rigorisme si sévère),
jure d'observer strictement la séparation de la religion et de l'État,
en somme la règle de la laïcité, et même de faire évoluer positivement
les acquis du CSP.
Mais ce mouvement contrôle-t-il bien ses ouailles ou développe-t-il une
stratégie protéiforme, afin qu'aux extrémistes obscurantistes les
Tunisiens se mettent à préférer une version light du mouvement
islamiste (qui se précise parti politique madani et non
religieux) ou même afin qu'il se laissent enchanter par un européen
Cheikh Mourou chantant en allemand l'Hymne à la joie de Beethoven !
Ceci est presque drôle mais la réalité d'une régression l'est beaucoup
moins : des enseignantes se plaignent que des adolescentes arrivent
au collège très souvent en hijab et quelque fois en
nikab. Les artistes sont poursuivis, malmenés et empêchés
d'exercer leur art au motif que c'est haram (péché) ! Les
professeurs de dessin (même en cours payés) ne se prêtent plus aux
représentations figurées de personnages que sous la forme d'esquisse de
silhouettes ! Les femmes sont injuriées dans la rue comme des
traînées. Enfin à Bizerte, un voleur pris sur le fait échappe de
justesse à ce qu'on lui tranche la main !
Face à ce passéisme fondamentaliste qui gagne du terrain, des noyaux de
résistance citoyenne se multiplient : à la Coupole samedi 2 avril,
une manifestation mi-politique mi-festive célèbre une citoyenneté
solidaire et annonce un Front républicain entre les trois partis
Ettajdid, PDP, et FDTL. D'autres initiatives voient le jour sous forme
d'association, de forum, de pétition. Sur les ondes de la radio
nationale de langue française, le standard explose sous les appels
d'auditeurs refusant cette régression et défendant la laïcité.
Des manifestes la proclament comme la forme la plus démocratique du
vivre-ensemble d'une même tunisianité, quelle que soit sa croyance ou sa
non croyance, du domaine strictement privé.
C'est précisément un de ces manifestes d'engagement républicain que le
professeur Sadok Belaid vilipende dans sa chronique du dimanche 27 mars
intitulée « Le mieux est l'ennemi du bien ». Pour ce
professeur de droit, le « bien » c'est le maintien du statu
quo des acquis républicains et le « mieux » c'est ce que
prônent les intellectuels de gauche dans ce dernier manifeste : la
séparation de la religion et de l'État, l'égalité absolue entre homme et
femme, la liberté absolue de conscience, de croyance, de pratique de son
culte, avec ce qui en découle, c'est-à-dire égalité successorale entre
hommes et femmes ou entre conjoints de confessions différentes
(musulmans et non musulmans) les droits de l'enfant naturel (reconnu
depuis 1997) ; ajoutons pour notre part le droit des femmes à
choisir leur maternité ou à l'avorter (planning familial), le droit à
l'insémination artificielle et au recours aux banques d'ovocytes, et la
greffe d'organes comme tout autre progrès de la médecine qui corrigerait
une malheureuse fatalité !
Un intellectuel est un éveilleur de conscience, un éclaireur pour
sa société, il ne mène pas de combat d'arrière garde mais projette pour
son peuple une vision futuriste progressiste. Monsieur Sadok Belaïd
donne des leçons hebdomadaires de droit : en cela, il est un bon
juriste, attentif à ce que la loi ne soit pas trop en avance sur les
mentalités et la conscience collective car il ne faut pas « trop
tirer sur la corde » selon l'expression de son pair feu le
professeur Mohammed Charfi. Mais en dépit d'une rhétorique faussement
interrogative, inspirée de l'ironie de Montesquieu, le professeur Belaid
n'a pas le souffle révolutionnaire du philosophe de L'esprit des
lois, en avance d'années Lumières sur son temps.
La société tunisienne ne rejette pas le débat mais elle refuse le
conflit, elle ne veut pas d'une guerre civile. À l'état de désordre
permanent, elle préfèrera certainement le prix Nobel de la Paix auquel
le peuple tunisien est porté candidat pour sa révolution pacifique,
toute de liberté, de solidarité et de dignité.
Nadia Omrane
|