Partager
|
La désespérance d'un chômage
de fond
Plusieurs dizaines de jeunes diplômés d'éducation physique ont fait à
pied, en une semaine, le chemin qui mène de Kasserine à Tunis : en
somme, sept fois le Marathon. Leur dynamisme, leur pugnacité et leur
persévérant volontarisme leur donnent le profil de l'emploi. On peut
espérer que le ministère de la jeunesse et des sports devant lequel ils
firent un sit-in trouvera quelque poste à pourvoir pour ces Mimoun, ces
Zatopek, ces Gammoudi, ces Abebe Bikila des Olympiades d'un chômage de fond.
Cette énergie de la vie, d'autres l'ont convertie en flamme du martyr,
allumant le feu sur leur propre corps, chair tendre, déjà meurtrie et
vite calcinée. Sur les ondes d'une radio nationale, un psychiatre
interroge à quoi ce malheur ressemble et répond d'un mot malencontreux ou
d'un inconvenant humour noir : à feu Mohamed Bouazizi.
Soraya aussi jure de craquer l'allumette sur le bois mort de ses
illusions en miettes. Ingénieur agronome depuis 2001, elle a battu les
sillons en bottes de caoutchouc et capuche de plastique, sous le machisme
d'un contremaître qu'elle dominait pourtant de son savoir. Sous-payée et
disqualifiée, elle finit par décrocher une bourse pour l'université de
Saragosse (Espagne), où elle obtint un master de génétique végétale
qu'elle doubla d'une formation équivalente à Paris. Rentrée en Tunisie,
elle s'y retrouve au chômage depuis 2005.
Elle a frappé à toutes les portes, elle a parcouru toutes les annonces et
tenté tous les concours dont on ne connaît jamais au juste ni la date
d'ouverture, ni celle des résultats, ni le pourquoi du comment du
classement et du recrutement ! Elle s'est prêtée à l'étourdissante
humiliation des casques des call centers. Dans ses jupes et ses
voiles, elle a même escaladé le mur d'enceinte d'une entreprise pour
déjouer la vigilance du chaouch et coincer le patron qui
proposait une offre d'emploi bidon ! Aujourd'hui, après une
Révolution qui n'a encore rien changé à sa condition, elle tente
d'attraper le « fil » qui pourrait la tirer de ce labyrinthe
d'un chômage désespérant.
Des Soraya, j'en ai connu des centaines, des Bac plus trois, plus cinq,
quelquefois même des Bac plus sept, toutes suppliant pour obtenir un
temps partiel, petit job de proximité, juste de quoi vivoter. Elles
venaient de toutes les disciplines, des technologies médicales, des
licences en langues appliquées, des maîtrises en sciences humaines et de
gestion ; elles étaient même parfois médecins généralistes,
ingénieurs du textile, techniciennes de l'urbanisme, du multimédia, de
l'infographie, juristes, diplômées des ISET qui promettaient 100%
d'embauche, capesiennes en suspens et même agrégées de philo, car la
philosophie avait peu libre cours sous l'ancien régime !
Pendant des années, en tant que journaliste et professeur de lettres,
voire maman d'adoption, je les ai écoutées, réconfortées, encouragées,
« pistonnées » parfois du mieux que je le pouvais, et même
mariées, le coeur serré d'une si grande faillite de notre
Université.
Avec elles et avec eux, les yeux battus, la mine défaite, j'ai parcouru
les forums de l'emploi, de ceux des institutions publiques aux forums
« jeunes et entreprises ».
J'ai corrigé leurs CVs, rédigé leurs lettres de motivation. Je leur ai
acheté les livres d'enfants sans avoir d'enfant en bas âge, les couteaux
de cuisine dont je n'avais pas besoin, les briquets chantants, moi qui ne
fume pas ; toutes sortes de babioles inutiles qu'ils venaient vendre
jusqu'à ma porte, simplement pour qu'ils puissent dégager leur
pourcentage de commission, désolée qu'ils en soient réduit à de telles
extrémités.
Je les ai entendus me décrire leur tête sous l'eau comme des noyés, le
tunnel sans fin, leurs nuits sans sommeil et les journées passées enfoui
au fond d'un lit pour ne pas exhiber à leurs parents la tragique vacuité
de leur existence.
Aujourd'hui sur les plateaux de télé et dans tous les forums réels et
virtuels, des chefs de partis et des fortes voix du débat politique
palabrent et se disputent autour de la question constitutionnelle au
fondement de nos institutions. Certes, c'est essentiel, encore que le
dernier sondage GMS
(Global Management Services) donne la question
du chômage comme une préoccupation majeure des Tunisiens, loin
devant la question démocratique, mais très loin aussi derrière la question
de la sécurité. Dans ces conditions, que
feront-ils de ces cohortes de dizaines de milliers de jeunes demandeurs
d'emploi, qu'un manager méprisant traitait de « stock
d'invendus » ? Les jetteront-ils à la mer, comme c'est déjà le
cas ? Les abandonneront-ils à leur sort, sous couvert d'une
nécessaire prise en charge autonome ? Pour l'heure, tous ces
débatteurs ne proposent aucune réponse concrète à l'urgence et rien que
de vagues modélisations pour une autre gouvernance économique et sociale.
Les ministères attitrés du gouvernement provisoire ont prioritairement
ces dossiers sur leurs bureaux. Ils collectent les financements que les
banques mondiale, européenne, africaine, et autres bonnes fées libérales
font pleuvoir sur notre transition démocratique dont elles vassalisent,
par la bande, les orientations économiques. Ces mêmes ministères
identifient les besoins, projettent dans l'immédiat quelques dizaines de
milliers d'emplois - 5 000 pour le seul ministère de la santé
qui rêve de doubler la mise - et érigent des critères d'embauche,
balayant - disent-ils - le népotisme, le clientélisme et la
bakchich mania qui firent tant de dégâts et soulevèrent tant de colère.
Toutefois, le critère « régionaliste », qui serait à bannir
dans une vraie équité nationale, est encore réclamé par les jeunes
demandeurs d'emploi : ainsi ces jours-ci à Gabès, des jeunes
diplômés, originaires de la région, ont pris d'assaut les bâtiments des
ICM (Industries chimiques maghrébines), au motif que leurs candidatures
devraient être prioritaires sur les autre nationaux.
Les responsables se heurtent aussi - il faut le dire clairement, au
risque de blesser l'amour propre des jeunes candidats - à
l'insuffisance de leur formation supérieure : car, dans le souci
d'afficher des statistiques de diplômation équivalentes à celles des pays
les plus avancés de l'OCDE, les autorités de l'ancien régime ont
décentralisé à tout-va un enseignement supérieur poussiéreux et
académique, quasi scholastique, sans la moindre garantie d'employabilité
et qui a jeté sur le marché du travail des jeunes maladroits, rarement
opérationnels, les méninges abruties d'une formation désuète, sans grand
rapport avec les nouveaux métiers de la mondialisation.
Plus grave encore que ce manque de performance universitaire, des agréments ont été
bradés à des instituts privés pléthoriques dont la formation au rabais
mais cher payée pourrait être un danger public : ainsi en va-t-il de
la formation paramédicale privée qui est à reprendre. Dans bien d'autres
cas aussi des cycles de remises à niveau et des stages sont à prévoir. Du
reste, les citoyens de Monastir viennent de refuser la nomination de
jeunes délégués (mouatmad ou sous-préfet) sans la moindre
expérience !
Pour compléter ce tableau noir, faudra-t-il décrire aussi la
configuration économique, d'entreprises en faillite, d'usines étrangères
délocalisées dans des pays plus stables, d'un tourisme balnéaire à la
dérive et d'un tourisme saharien déserté, d'investissements étrangers circonspects et de
déclassement de notre notation par les institutions financières
internationales ? Dès lors, toutes querelles cessantes, un sursaut
national est réclamé. Et il faut donner à nos jeunes des raisons
d'espérer.
À défaut, dans leur radicalité juvénile, tous ces diplômés en vacances
prolongées entretiendront une agitation permanente d'interminables
Kasbah, d'agora revendicative en émeute rampante. Plus souvent encore,
dans la passion spirituelle de leur âge stimulée par des prédicateurs
politiques, ces jeunes se reconnaissent de plus en plus dans un discours
islamiste au look rondouillard et levantin, suave et rassurant, qui prône
un format républicain revisité dont on identifie encore mal les contours.
Nadia Omrane
|