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De la ville projetée à la ville rêvée
Entretien avec l'architecte Leïla Ammar

En marge des manifestations [1] organisées par l'Institut français de coopération autour de la ville projetée, nous publions cette interview de l'architecte Leïla Ammar, enseignante à l'École nationale d'architecture et d'urbanisme (ENAU). De la ville oubliée du XIX°siècle à la ville projetée du XXI° siècle, quels peuvent être les axes d'une architecture à l'échelle de l'homme, pour une ville rêvée ?

La Rédaction

Alternatives Citoyennes : Dans une visite à Tunis en mai 2008 pour la conférence des villes francophones, Bertrand Delanoë, Maire de Paris, a mis en évidence la culture du « lien social » dans l'architecture de ces villes. Les grandes cités françaises avec leurs « zones » ne permettent-elles pas de s'inscrire en faux contre cette appréciation ?

Leïla Ammar : La notion de lien social signifie en sciences sociales l'ensemble des appartenances, des affiliations et des relations qui unissent les gens ou les groupes sociaux. Cette force relative aux solidarités citadines qui se développent d'un groupe à l'autre ou au sein d'un même groupe, a varié dans le temps et dans l'espace. Aujourd'hui, on évoque l'affaiblissement du lien social et même sa crise dans les grandes cités périphériques, en marge des centres historiques anciens, en Europe ou au Maghreb. Les inégalités sociales, les phénomènes de ségrégation spatiale et sociale, l'exclusion de certaines catégories de la population mettent en défaut le lien social.
En France, en périphérie des grandes villes, grands ensembles des années 1960-1970, ainsi que quartiers et cités de barres et de tours ont peuplé les périphéries agricoles. Ces ZUP (zones d'urbanisation prioritaires), constituées souvent d'une majorité de logements sociaux, ces quartiers de banlieues en morceaux pas toujours raccordés entre eux et aux centres, au plan des transports en commun, ont produit un espace urbain illisible et ont connu et secrété plusieurs crises complexes. Ils sont devenus des « quartiers difficiles », des « zones » et des banlieues à problèmes. Dépréciation, population en baisse, transplantation massive de populations immigrées, ghettoïsation, avec leurs lots de délinquance et de montée de l'intégrisme islamique les ont marqués. Ces quartiers ont été conçus sans aucun objectif de mixité fonctionnelle et sociale et sans espace public lisible. Cet élément essentiel de la qualité spatiale d'une ville, notamment en termes de convivialité mais aussi comme vecteur de circulation et d'ouverture des secteurs les uns par rapport aux autres, leur faisait défaut. L'espace public, c'est-à-dire le réseau des rues et des voies, outre ces fonctions de raccordement des quartiers les uns aux autres et aux villes centres, est aussi le support incontournable de l'expression du sens communautaire spatialement. Si une ville ne réussit pas à exprimer ce sens, elle provoque le rejet, l'appartenance ne trouvant pas d'espace symbolique auquel se rattacher.
Certes dans cette histoire de la banlieue en morceaux et en crise, banlieue dont Céline disait qu'elle était devenue le paillasson sur lequel on s'essuie avant de rentrer dans Paris, on peut d'abord incriminer les choix urbanistiques et architecturaux des « grands ensembles » et des ZUP des années 1960-1980, où la rue a disparu pour laisser place à autant d'obstacles d'un urbanisme en cul de sac, en terrains vagues ou en secteurs piétons propices à l'enfermement. On peut aussi relever dans cette histoire l'absence de politique sociale, de mixité urbaine à toutes les échelles et la tentation actuelle de résoudre les « problèmes » par la mise en place de dispositifs sécuritaires.
Il ne faut pas oublier cependant que nombre de ces quartiers « difficiles » font aujourd'hui l'objet de projets de renouvellement urbain qui tentent de repenser non seulement l'architecture et l'urbanisme de ces quartiers mais aussi leur dimension symbolique, comme support de lien social et de vie associative.

A.C. : Les villes tunisiennes aujourd'hui développent-elles les mêmes tendances ?

L.A. : En Tunisie, nous vivons un certain nombre de réalités qui ont à voir avec la culture contemporaine de l'urbanisme oublieux du lien social et générateur de processus d'exclusion. D'autres réalités, à l'inverse et selon les échelles, permettent de considérer qu'au niveau des quartiers péri-urbains un réseau de liens et de solidarités citadines se forme et permet aux habitants de pallier les difficultés et les carences d'équipements et d'infrastructure, sans toutefois réussir à résoudre les questions de formation et d'accès à l'emploi.
Prenons l'exemple de Tunis et revenons sur les thèmes de la mobilité citadine, de l'accessibilité et de l'espace public. Malgré le métro aérien qui a été une grande conquête pour la ville, les quartiers périphériques du Grand Tunis restent mal desservis. Et notamment les quartiers Ouest et Sud. Il faut plus de deux heures en transport en commun pour aller de Sidi Hcine Sijumi à Bab Saadoun et autant pour arriver d'El Mourouj au centre-ville de Tunis. Pour éviter que ces quartiers en marge ne deviennent des ghettos stigmatisés dont on ne peut sortir, il faut absolument améliorer leur accessibilité en termes de transport en commun et leur permettre de redevenir des territoires attractifs. Le quartier d'Et-Tadhamen qui compte aujourd'hui plus de 300.000 habitants est un ancien quartier informel qui a acquis droit de cité en près de 40 ans. Les rues n'y sont plus simplement numérotées mais possèdent des noms. On s'y rend et on en vient relativement aisément.
Les équipements et les commerces y sont présents. La vie populaire s'y est inscrite à partir d'un réseau de rues et d'espaces communautaires tracés par les habitants, équipés par les pouvoirs publics, et y a prospéré. Mais le quartier d'Et-Tadhamen qui bénéficie aujourd'hui d'une situation urbaine proche du centre de Tunis par les réseaux et les moyens qui permettent d'y accéder reste exceptionnel. Dans d'autres quartiers où la sédimentation du temps n'a pas encore fait son oeuvre, les réalités sont plus difficiles. En fait et à propos de l'espace public, ces nouveaux quartiers, outre l'assainissement et les infrastructures minimales, devraient bénéficier d'un réseau de rues et de voies de communications lisibles et raccordées à la grande voirie qui permet d'accéder au centre, aux équipements, aux services. Ils devraient aussi bénéficier démocratiquement du même trottoir, du même éclairage public et du même service de ramassage d'ordure qu'en ville.
Nous vivons à l'heure de l'urbanisation galopante et des périphéries mal loties faute d'avoir pensé les projets urbains (équitables et durables) qui permettent de raccorder les morceaux de la banlieue les uns aux autres et avec le centre ville. Cette pensée du projet urbain qui suppose une vision globale et une intervention à toutes les échelles sociale, technique, politique n'est pas encore à l'oeuvre en Tunisie car au mieux nous produisons de bons lotissements et de l'espace à urbaniser.

A.C. : À l'inverse, une petite promenade dans les rues de Tunis au XIX° siècle ne renvoie-t-elle pas à la nostalgie d'un lien social privilégié ?

L.A. : La rue est le propre de la ville. Elle en est le ferment, la forme élémentaire, l'évidence même. Or cette forme, lieu de l'échange où les valeurs se manifestent, lieu de l'accord et du mouvement, tend à disparaître. Le Mouvement moderne en architecture et en urbanisme en a théorisé la dissolution et la réduction à la fonction circulatoire. Les situations nouvelles d'urbanisation ont secrété des linéaires de voies totalement improductifs, incapables de fédérer des fonctions multiples et pauvres en usages. Comme la ville, la rue ne peut se passer de forme, de dessin et d'une attention particulière au statut des espaces qui la constituent et qui la bordent.
Le XIX° siècle est marqué à Tunis comme dans beaucoup d'autres grandes villes de Méditerranée, par le passage de la rue traditionnelle à la voie publique moderne. Et dans ce passage qui n'est pas allé sans résistances ni sans ruptures, les transformations de la rue accompagnent celles de la forme de la ville. Les rues de la Médina et des faubourgs comme les rues de la ville neuve dite « européenne » au XIX° siècle sont le support et le lieu de pratiques urbaines et de sociabilités différenciées. Elles sont de véritables « actrices sociales », selon les termes d'Arlette Farge, et fourmillent d'activités, de mouvement, de proximités. Le lien social s'y inscrit aisément que l'on soit dans les quartiers et espaces communautaires de la Médina ou dans les nouvelles rues et avenues de la ville moderne. Les rues, ruelles et impasses de la Médina et des faubourgs sont le lieu de solidarités citadines et de règles de bienséance entre voisins et habitants d'une même houma ou d'un quartier. Dans la ville moderne, le tracé rectiligne des nouvelles voies publiques alignées, larges et aérées, et la stricte séparation entre les domaines privé et public, permet aux usages nouveaux de s'inscrire. Le XIX° siècle et le XX° siècle jusqu'aux années 1940 et à l'avènement du Mouvement moderne sont encore favorables à la rue ; la ville ancienne ou moderne est encore conçue à partir du réseau hiérarchisé des rues et des îlots. L'espace bâti est étroitement lié à l'espace vide de la rue. La rupture se produira après la seconde guerre mondiale avec l'arrivée massive de l'automobile et les théories de l'urbanisme moderne qui abandonnent la notion et la forme de la rue.

A.C. : Quelques exemples d'un urbanisme innovateur outre-Méditerranée peuvent-ils être retenus comme des modèles de pratiques moins claustratrices et plus conviviales ?

L.A. : La pensée contemporaine opérationnelle en matière d'urbanisme a redécouvert le rôle de la rue et des espaces publics dans la genèse du tissu urbain, rôle essentiel et garant de la stabilité de la forme urbaine. Ce retour à la ville et à la rue s'explique par l'échec des grands ensembles, des quartiers périphériques et des ensembles bâtis sur le principe de la sectorisation des espaces et des fonctions. En France, en Espagne, en Italie, en Allemagne mais aussi ailleurs, l'idée qu'il faut retrouver dans les projets urbains une lisibilité et une continuité des espaces publics est fortement développée.
Barcelone, Paris, Berlin sont des villes où cette démarche est mise en oeuvre à partir de l'association étroite des décideurs, des concepteurs et de la concertation avec les citoyens. En Tunisie, la catégorie « espaces publics » n'existe même pas dans les grilles de programmation officielles et nous en sommes encore à parler de voirie primaire ou secondaire, d'équipements et d'espaces verts.
Les grands projets urbains qui se dessinent à Tunis à l'avenir comme les projets courants d'urbanisation en périphérie ou dans les centres, devraient retenir la leçon de la rue et des espaces publics car ce sont véritablement les garants de l'échange, de la rencontre, de la convivialité et de la possibilité d'existence du lien social.

Notes :

[1] Du 11 au 19 décembre, une série de conférences accompagnant une exposition itinérante aura lieu de la Médiathèque Charles de Gaules (le 11) au Collège international de Tunis (le 13) et à la librairie Fahrenheit 451 (le 20) ainsi qu'à l'ENAU.

Entretien conduit par Nadia Omrane

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