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Le voyage de M. Sarkozy en Tunisie et le projet d'Union pour
la Méditerranée
Non à une entreprise sécuritaire, oui à la sécurité du quotidien sur la rive Sud
« Le passage à niveau lève ses bras rayés
Nous retrouvons en nous nos coeurs dépareillés ».
Ces vers d'Aragon portent à la métaphore, la fracture qui, en son temps, cassa l'Europe en deux blocs
antagonistes, séparés par des montagnes de haine et des torrents de sang.
Aujourd'hui que le vieux continent se cicatrise de cette déchirure historique et se recompose en une Union
ramassant sur ses franges ses derniers replis, la poésie du chantre d'un humanisme internationaliste, partageux et
solidaire, vaut encore pour la ligne de faille qui « dépareille » les deux rives de la Méditerranée. Car
le « passage à niveau » ne figure-t-il pas la mise en présence d'économies d'inégales puissances et
l'inégal rapport qui s'ensuit entre elle ?
Futur président de l'Union européenne M. Sarkozy, chef de l'État français, est ces jours-ci en Tunisie, hôte de
notre pays pour la seconde fois depuis son élection.
Sans doute y vient-il renouveler son offre d'Union pour la Méditerranée, projet solitaire annoncé dans son
discours d'investiture mais auquel ses partenaires européens semblent avoir du mal à adhérer et qu'ils semblent
vouloir ramener à une version light. C'est que bien sûr, les nouveaux entrants élargissant l'Union sur
ses marges orientales sont l'objet préférentiel de leurs préoccupations.
Dans la foulée d'un processus de Barcelone moribond, on ne peut considérer qu'avec scepticisme cette nouvelle
initiative du président français, voire avec une certaine méfiance, si l'on en croit sa conception étroite,
rigoureuse, très sélective, de l'ouverture de la France à l'altérité africaine, quand cette dernière menacerait,
selon lui, de s'installer en France.
L'on sait trop, depuis son malheureux discours de Dakar [1], la
piètre opinion qu'il se fait de l'aptitude des peuples du Sud à entrer dans l'Histoire, pour croire qu'il puisse
envisager une seconde une communauté de destins entre les deux rives !
C'est dans une autre maladresse (volontaire ?), plutôt que dans ses professions de foi, qu'il faut lire le
fond de sa pensée. N'a-t-il pas feint en effet, dans sa récente conférence de presse de l'Elysée du 24 avril, de
croire, scandalisé, à une présumée prétention de travailleurs clandestins africains à arracher la nationalité
française contre des années de service (corvéables) en France, alors que ceux-ci ne réclament qu'un titre de
séjour ?
Mais restons dans le verbatim explicitement assumé : le président français, en marquant une
fermeture définitive à la revendication turque d'intégration de l'Union européenne, redescend la barre
civilisationnelle au-dessus de laquelle le Sud ne doit pas déployer sa tentation du Nord.
À quelle vocation donc, à quel rôle, se trouve-t-il dès lors dévolu en tant que partenaire méridional d'une
prophétique union pour la Méditerranée ?
À titre d'exemples
Réuni en colloque par l'EuroMesco et l'Association des études internationales
pour imaginer des alternatives au défunt processus de Barcelone [2], l'ensemble des
universitaires et (ex-)responsables politiques ne semblait pas convaincu du sacerdoce auquel les acteurs du
Sud, gouvernants et ONG, paraissent assignés [3]. Car la lutte contre le terrorisme et l'interdiction de toute
immigration clandestine ne sont-elles pas « les deux mamelles » d'une France hélas aujourd'hui moins
« mère des arts » que « des armes et des lois » ?
Que sur la rive Sud des gouvernants se portent candidats pour une telle besogne ou que des institutions
acceptent des formations et du matériel militaire à cet effet, cela tombe sous le sens ! D'ailleurs, ni
les acteurs de la société civile ni les citoyens ne sont associés à de si graves décisions, pas plus qu'ils
n'en sont informés. Mais le dossier de la démocratie, des droits de l'homme et des libertés publiques est-il
seulement dans les bagages du président Sarkozy ?
Pour leur part, ces mêmes acteurs de la société civile se font une autre idée du partenariat, de la
coopération, de leur statut et rôle dans un échange positif, efficace et digne. Principalement, il leur
apparaît contraire à leurs valeurs de référence, antinomique de toute conduite souveraine, la fonction de
supplétifs des gardes-frontières européens qu'on semble vouloir leur faire endosser contre leurs propres
concitoyens que le désespoir jette au péril de leur vie, en pleine mer, sur des chaloupes lourdes de têtes
laineuses et de corps bistre, voués aux écueils. Non, ils ne donneront pas la chasse à ces naufragés de toutes
les incuries et de toutes les spoliations, pas plus qu'ils ne se feront les complices des centres de
rétention !
Quant aux préoccupations sécuritaires légitimes sur les deux rives, il apparaît aux acteurs démocratiques du
Sud qu'ils n'ont pas à collaborer avec des modalités de la lutte anti-terroriste dès lors que celle-ci se met
en porte-à-faux avec le respect des droits de l'homme.
À cette préoccupation tout à fait recevable d'une protection contre les attentats terroristes, la société
civile oppose la notion de sécurité du quotidien des citoyens, seul garde-fou contre les dérives de
l'islamisme politique.
Ce nouveau paradigme de toute intervention concertée dans une alternative à un processus de Barcelone fut mis
en valeur au cours du colloque cité plus haut par Claire Spencer [4], dès lors qu'il s'agit de favoriser prioritairement un réel codéveloppement qui
appelle de nouveaux outils de coopération. Est-ce cela que le chef de l'État tunisien a proposé de mettre en
oeuvre [5] en identifiant quelques domaines privilégiés de
rencontres ?
Claire Spencer, justement, informa qu'au stade où en était l'ébauche de cette Union pour la
Méditerranée, des orientations données à l'Elysée par des collaborateurs du président Sarkozy, en marge d'un
récent séminaire sur le thème, profilent la mise en réseaux « flexibles », loin des cadres
institutionnels, sur des problématiques susceptibles d'ouvrir à des chantiers concrets de formation et
développement. Le président de la République tunisienne identifie les questions d'environnement, de
biotechnologies, de recherche scientifique qu'on élargira plus globalement à une formation professionnelle et
une qualification à l'expertise sur toutes les difficultés du terrain, prioritairement en ce qui concerne les
questions agronomiques et de santé publique.
À titre d'exemple, la terrible crise agroalimentaire mondiale incite à la mise en commun des savoirs et des
pratiques pour collecter l'information appropriée et projeter des alternatives aux dérives mortifères que les
plans d'ajustement structurel, la Banque Mondiale et le FMI ont imposées aux agricultures des pays en voie de
développement ou des pays pauvres, détruisant les cultures vivrières et orientant la production vers les
cultures d'exportations ou, pire encore, les cultures pour biocarburants. Même l'Union européenne, passant à
cette nouvelle énergie, tente d'orienter ses anciennes colonies à servir de grenier à bioéthanol ! Tout
récemment, quelques responsables de l'autre rive ne sont-ils pas venus promouvoir une telle dénaturation du
projet agricole en Tunisie ?
Sur d'autres questions, la même construction de réseaux d'expertises peut être mise en oeuvre : à titre
d'exemple, on citera les droits des femmes à une croisée des chemins au Maghreb. On citera surtout les droits
des travailleurs en ces temps de flexibilité de l'emploi, particulièrement précarisés dans les centres
d'appels pour lesquels l'Institut français de coopération s'emploie, à grand renfort de publicité dans la
presse de Tunisie, à proposer des cours de langue française pour que notre jeunesse aux abois devienne plus
rentable aux standards téléphoniques des grandes entreprises françaises ! Humiliante destinée prévue pour nos
diplômés dont certains, portés à un très haut niveau de compétences, se voient obligés de s'expatrier, faute de
trouver dans leur pays une employabilité à leur hauteur. C'est donc bien une plus grande performance des
structures économiques dans le Sud qu'il sera aussi question de promouvoir, au même titre qu'un réel transfert de
technologies : voilà ce que nous attendons du Nord, et non pas d'être réduits à lui servir de petites mains
« pour sa propre prospérité » !
On citera enfin la question de
la maîtrise de l'énergie et de la technologie nucléaire dont le président Sarkozy a certainement quelques
contrats dans sa valise, sans que pour autant des éclairages, voire une formation, n'aient été donnés sur la
sécurité, le traitement des déchets, etc.
En tout état de cause, il ne nous appartient pas d'en faire l'inventaire ici. Mais nous contribuerons à cette
mise en oeuvre qualifiante, réellement participative à une aire solidaire en construction, dont nous
partageons les enjeux de démocratie et de développement humain. Si l'on souhaite véritablement, comme le
souligne le président de la République tunisienne, que tous les partenaires de cette union pour la
Méditerranée soient associés « au même titre », il faut à l'évidence que les acteurs de la société
civile tunisienne puissent donner un avis éclairé sur toutes les grandes orientations, spécialement
économiques, que les uns ne devraient pas imposer aux autres, sous prétexte qu'entre eux « un passage à
niveau lève ses bras rayés ».
Notes
[1]
Voir le texte du discours sur le site de l'Élysée :
http://www.elysee.fr/elysee/elysee.fr/francais/interventions/2007/juillet/allocution_a_l_universite_de_dakar.79184.html
[2]
Première réunion préparatoire de la conférence annuelle de l'EuroMesco : « Renforcer les relations
euro-méditerranéennes - les dynamiques émergeantes, les problèmes et leur impact potentiel sur
le Maghreb ». Tunis, 21-22 avril 2008. Organisée par le secrétariat de l'EuroMesco, en collaboration avec
l'Association des études internationales (AEI), avec le soutien de la Commission européenne. Voir en ligne :
http://euromesco.com.pt/index.php?option=com_content&task=view&id=809&Itemid=58.
[3]
Voir en particulier sur le site de l'EuroMesco les entretiens avec Ahmed Driss, directeur du Centre des Études
Méditerranéennes et Internationales à Tunis, et Dorothée Schmid, chercheuse à l'Institut français des relations
internationales à Paris. http://euromesco.com.pt/index.php?option=com_content&task=blogcategory&id=82&Itemid=71
[4]
Claire Spencer, Head, Middle East Programme,
The Royal Institute of International Affairs (Royaume Uni)
http://www.chathamhouse.org.uk/about/directory/view/-/id/46/
[5]
Voir l'interview accordée au journal La Presse du 27 avril 2008 :
http://www.lapresse.tn/index.php?opt=15&categ=1&news=70612
Nadia Omrane. 29 avril 2008
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